The Cry Of Love (1971)
Face 1
1.
Freedom2.
Drifting3.
Ezy Ryder4.
Night Bird Flying 5.
My FriendFace 2
1.
Straight Ahead2.
Astro Man3.
Angel 4.
In From The Storm 5.
Belly Button Window Le 18 septembre 1970 marque le coup d'arrêt brutal d'une des aventures musicales les plus riches du XXème siècle. Conséquence directe : Jimi Hendrix n'apportera pas la touche finale de son quatrième album studio tant attendu ("Electric Ladyland" était sorti deux ans auparavant, à une époque où les artistes majeurs publiaient tous au minimum un album par an).
Jimi semblait se diriger vers un double, voire un triple album : le public rock avait beaucoup évolué depuis 1967, et l'année 1970 connut deux triples dont le succès fut considérable (l'album consacré au festival de Woodstock, et le "All Things Must Pass" de George Harrison). Mike Jeffery, pour des raisons commerciales évidentes, demanda à Eddie Kramer de ne tirer qu'un simple album, laissant ainsi du matériel pour l'album suivant, la bande originale du film "Rainbow Bridge" que Jeffery devait à la Warner.
Pour autant, Jimi n'ayant pas eu le temps de terminer son album, le réduire à un seul trente-trois tours n'avait rien d'une hérésie : le projet étant à jamais inabouti, il était illusoire de prétendre pouvoir présenter un album achevé. Alan Douglas (avec "Voodoo Soup") et Experience Hendrix (avec "First Rays Of The New Rising Sun") s'y essaieront pourtant tous les deux par la suite. Libre à chacun de méditer sur les considérations commerciales qui sous-tendent ces albums.
En terme de légitimité, "
The Cry Of Love" dépasse ces deux disques pour des raisons évidentes : Eddie Kramer avait alors travaillé avec Mitch Mitchell, le collaborateur le plus important de la carrière de Jimi, alors que les sessions étaient encore récentes. Il est important de noter que si certains titres de "The Cry Of Love" étaient virtuellement terminés (avec Jimi, on ne sait jamais...), Kramer et Mitchell ont eu la lourde tâche de finir ceux qui étaient incomplets. Certaines séances studio post mortem seront organisées dans cette optique, mais, et c'est primordial de le souligner, dans le plus grand respect de Jimi et de ses dernières indications. Alan Douglas n'aura pas de tels scrupules quelques années plus tard.
Le titre de l'album n'a jamais été définitivement arrêté du vivant de Jimi. Il a effectivement souvent parlé de "First Rays Of The New Rising Sun" (demandant même à Billy Cox s'il fallait dire "Ray" ou "Rays"). Mais il a souvent évoqué d'autres titres : dans son dernier entretien (avec Keith Altham), il hésitait entre "Horizon" et "Between Here And Horizon"...
"The Cry Of Love" ne sort pas de nulle part : c'est ainsi que Jimi avait appelé l'ultime tournée américaine, contemporaine de nombreuses sessions studio, marquant les débuts officiels de son nouveau groupe.
Selon la plupart des témoignages, Jimi abordait les séances avec plus de sérieux que par le passé, même si ses sautes d'humeur et sa relation avec Devon Wilson compliquaient parfois leur bon déroulement. Mais il faut se rappeler que certaines séances chaotiques d'"Electric Ladyland" ont donné naissance à des chefs d'oeuvre.
En tant qu'album, "The Cry Of Love" atteint un équilibre presque idéal : les deux faces sont parfaitement symétriques. Chacune comporte trois titres rock, une ballade, et se termine par un blues.
Les titres rock présentent une orientation musicale en nette rupture avec l'Experience, une véritable renaissance. La lecture du
Sessions de John McDermott (rédigé avec l'aide de Kramer) est à ce titre édifiante : les ultimes sessions enregistrées à l'Electric Lady montrent un artiste qui a dépassé ses contradictions et sa perte d'inspiration en tant que leader-songwriter post-"Electric Ladyland".
Après des mois de chaos personnel et de doutes artistiques, Hendrix était de nouveau sur les rails, et travaillait vite et bien. Les sessions comme celles du 1er juillet 1970 montrent le renouveau artistique incroyable de Jimi. Hendrix produit de nouveau des titres aboutis, musicalement éblouissants, à des années-lumière des Jams dont nous raffolons tous... mais qui ne pouvaient en aucun cas constituer un 4ème album studio.
Jimi avait encore une fois réussi à créer une nouvelle musique, d'un niveau d'inspiration peut-être supérieur encore à celui des albums de l'Experience.
Cette musique est nettement plus rythmique, plus composée. Les riffs compliqués s'entremêlent ; la basse devient la colonne vertébrale de tous ces titres : en cela, l'expérience du Band Of Gypsys n'aura pas été vaine.
Comme Billy Cox le rappelle dans
Sessions de John McDermott, tout reposait sur des
patterns, qu'on pourrait définir comme étant des motifs musicaux rythmiques allant de la demi-mesure à 4, voire 8 mesures ou plus.
L'écoute des titres terminés et de leurs polyrythmies crées via les overdubs est à cet égard passionnante : c'est foisonnant, mais jamais confus.
Mais Jimi ne fut pas le seul à évoluer : le jeu de Mitch Mitchell s'est lui aussi considérablement enrichi, devenu plus subtil, s'adaptant et modelant cette nouvelle musique. Il réussit à concilier groove et légèreté, comble habilement les espaces, et relance la machine dès que nécessaire. Il est au sommet de son art, plus proche ici de Tony Williams (la virtuosité flamboyante en moins) que de John Bonham ou Ginger Baker.
Si la question reste ouverte pour ce qui est du Live, il est clair (en ce qui me concerne) que Jimi tenait là son meilleur groupe.
Les soli de guitare sont plus courts, parfaitement ciselés, et la part d'improvisation est considérablement réduite par rapport à "Electric Ladyland".
Hendrix l'architecte prend le pas sur Hendrix l'instrumentiste. La guitare sert le discours... et non l'inverse.
En 1970, la dichotomie du travail studio et des performances Live est totale. Cela confine presque à la schizophrénie (surtout si on compare "Are You Experienced" et "Jimi Plays Monterey", très proches).
En studio, Jimi rejoue cent fois les mêmes lignes jusqu’à atteindre la perfection, alors que sur scène, c'est vraiment l'improvisateur qui prime.
Contrairement aux rocks, les ballades montrent une certaine continuité. "Angel" est la petite soeur de "Little Wing". Et "Drifting", celle de "1983" (y compris harmoniquement).
"Dolly Dagger" & "Room Full Of Mirrors", initialement mixées pour cet album ne seront finalement pas inclues : on les retrouvera sur "Rainbow Bridge" (le petit frère indissociable de "The Cry Of Love").
Choix sans doute judicieux : l'album aurait peut-être été un peu trop monocorde si ces titres avaient été utilisés à la place des deux blues.
L'album s'ouvre sur "
Freedom", véritable manifeste de la nouvelle musique de Jimi : complexe mais avec un groove irrésistible. Les 20 versions Live du trio Hendrix/Cox/Mitchell jouées en 1970 montrent l'attachement de Jimi à cette composition, qu'il mixera avec Eddie Kramer le 24 août 1970.
Les nombreuses sessions à l'Electric Lady Studio (25 juin, 14 et 19 juillet, 14 et 20 août 1970) témoignent de la richesse du titre : le trio de base est augmenté des choeurs des Ghetto Fighters (les jumeaux Allen), des congas de Juma Sultan, et d'une partie de piano jouée par Jimi lui-même, qui élargit habilement les timbres du morceau. Le titre est sans doute édité : une partie du pont central, systématiquement jouée dans les versions Live est ici absente. Les notes de "First Rays Of The New Rising Sun" indiquent que Jimi comptait rajouter un overdub de quelques secondes. Outre la qualité de l'écriture et de l'interprétation, on notera aussi l'étonnante diversité des parties de guitare : rock, blues, jazz, funk... tout y passe en moins de trois minutes trente !
"
Drifting" est la première ballade de l'album. C'est une composition récente de Jimi, qui sera l'objet des sessions des 25 et 29 juin, 23 juillet et 20 août 1970. Non terminé au moment du décès de Jimi, le titre connaîtra deux ajouts post mortem : d'une part Mitch Mitchell réenregistrera sa partie de batterie (dont le jeu de cymbale en introduction est un véritable délice), mais d'autre part, Buzzy Linhart (qui a connu Jimi), enregistra le 20 novembre 1970 une partie de vibraphone. A l'écoute, il est impossible de se douter que le titre n'était pas terminé, tant il semble achevé. La voix de Jimi est magnifique : sans artifice, posée, elle est vraiment émouvante.
Quant aux parties de guitares, sa maîtrise des parties de guitare inversées est ici à son apogée. Tous ceux qui pensent que le jeu de Jimi est "brouillon" risquent d'être étonnés. La beauté des timbres est telle qu'on dirait une voix humaine par moments.
"
Ezy Ryder" est le seul rescapé des séances du Band Of Gypsys (les 18 décembre 1969 et 20 janvier 1970 au Record Plant).
Le titre fera ensuite l'objet d'overdubs à l'Electric Lady Studio les 15 et 18 juin, 2 juillet 1970, et sera mixé 22 août avec Eddie Kramer. Là encore, c'est un titre dont la présence ne souffre d'aucune discussion : il en existe 19 versions Live (dont une avec le Band Of Gypsys). La composition est complexe, comportant de nombreux patterns, s'emboîtant tous à merveille.
Le trio est augmenté des percussions de Billy Armstrong, et des voix overdubées de Chris Wood et de Steve Winwood, qu'on distingue très nettement sur la fin. L'introduction, inspirée d'une idée de Noel Redding (non crédité), est un modèle du genre. Le développement est une sorte de funk rock très dur groovant à mort, d'une efficacité redoutable. Le seul bémol concerne le mixage (et les limites de Jimi en tant que producteur) : la voix est trop sous-mixée, illustrant les complexes de Jimi à ce sujet. Dommage : ses performances vocales en studio n'avaient rien à envier à celles de nombre de chanteurs de rock reconnus en tant que tels.
"
Night Bird Flying" est un autre titre très complexe, surtout dans sa deuxième partie. Enregistré par le trio les 16 juin et 19 juillet 1970, retouché le 22 août et mixé avec Eddie Kramer le 24, c'est un titre là encore virtuellement fini. Ils ont d'ailleurs procédé à son mastering le 26 août dans la perspective de le sortir en face B de "Dolly Dagger". Une influence de Bob Dylan n'est pas à exclure, tant pour le chant que pour la colonne vertébrale de la composition. En revanche, toute la seconde partie n'appartient qu'à lui : Jimi dresse un véritable mur de guitares, profitant des overdubs pour jouer des arrangements stupéfiants.
Le dernier titre de la face, "
My Friend", est le seul de l'album qui n'aurait certainement pas vu le jour sous une forme ou une autre sur cet album si Jimi n'était pas mort. Pour autant, cette chute d'"Electric Ladyland" est une très belle chanson, enregistrée le 13 mars 1968 au Sound Center, avec Kenny Pine à la guitare 12 cordes, Jimmy Mayes à la batterie (Mitch Mitchell aurait pu tiquer), Stephen Stills vaguement au piano et le malheureux Paul Caruso à l'harmonica, exclu des crédits par Jeffery. Inspiré des déboires de la tournée scandinave de l'Experience, "My Friend" nous plonge dans une ambiance radicalement différente, renforcée par les overdubs donnant l'impression d'écouter le groupe autour de la table d'un pub.
Un titre plus léger, mais qui évite la monotonie aussi.
La face deux s'ouvre avec l'introduction de "
Straight Ahead", une des meilleures de toute la carrière de Jimi. Enregistré les 17 juin et 19 juillet 1970 à l'Electric Lady Studio, le titre sera mixé le 20 août avec Eddie Kramer. C'est une composition récente de Jimi, dont les enregistrements Live nous permettent de voir l'évolution. Il existe en effet sept versions du trio Hendrix/Cox/Mitchell, retraçant comment “Pass It On” s'est mué en "Straight Ahead". Moins complexe que les titres rock de la première face, c'est un titre carré dont le texte se veut dans l'air du temps. La cohésion du groupe en studio contribue à la réussite du titre, ainsi que la wah wah incroyable qui jalonne le morceau.
"
Astro Man" date du Band Of Gypsys, mais c'est une version du nouveau groupe augmenté de Juma Sultan, au tempo plus rapide qu'on entend ici. Enregistré à l'Electric Lady Studio les 25 juin et 19 juillet 1970, il sera mixé avec Eddie Kramer le 22 août. Parfois cité comme étant le titre le plus faible de l'album, c'est un des rares titres connus du mystérieux "Black Gold" évoqué par Jimi, dont même les démos n'ont, au moment où j'écris ces lignes, jamais vu le jour officieusement. Les paroles sont inspirées de l'amour de Jimi pour les Super Heroes, mais ce sont surtout les parties de guitares qui retiendront notre attention : la façon dont les riffs s'emboîtent les uns les autres en début de morceau est remarquable. Billy Cox répète ensuite une superbe ligne de basse sur laquelle Jimi part en solo. A noter l'originalité du mixage de la batterie, avec un effet de stéréo qui donna peut-être des idées à Teo Macero pour le mixage (mais poussé à son paroxysme) du "Go Ahead John" de Miles Davis ?
Vient ensuite "
Angel", l'autre ballade de l'album. Le titre devint ensuite le plus connu de l'album, une reprise de Rod Stewart (avec Ron Wood à la guitare) connaissant même un bon succès dans les charts. Contrairement à "Drifting", c'est une composition qui date de plusieurs années : certaines versions embryonnaires ont été publiés depuis par Experience Hendrix LLC. La mère de Jimi en est une fois encore la source d'inspiration.
Enregistrée à l'Electric Lady Studio lors de la séance du 23 juillet 1970, le titre fera l'objet d'une session post mortem le 19 octobre 1970, Mitch Mitchell réenregistrant sa partie de batterie. Il mixera "Angel" avec Kramer le 12 novembre 1970.
Le jeu de Mitch Mitchell est d'ailleurs plus chargé qu'à l'accoutumée, sans doute pour masquer le coté encore très brut de la prise retenue : le chant de Jimi n'est accompagné que d'une seule guitare rythmique. "Angel" est manifestement loin d'être terminé, mais la beauté de la composition militait trop en sa faveur pour ne pas la publier.
"
In From The Storm" est en revanche publié dans une version très travaillée, issue des séances des 22 juillet, 20 et 24 août 1970. Eddie Kramer ne mixera le titre que le 29 novembre 1970. C'est une composition récente de Jimi, montrant là encore son inspiration retrouvée. Outre le trio, notons la présence d'Emeretta Marks aux choeurs, qui contribuent largement au climat du titre, dont la légitimité de la sélection est renforcée par les 5 versions Live jouée lors de l'été 1970.
C'est un rock presque hard mais original à cause de son coté black : les choeurs presque Gospel et la ligne de basse sont à des années-lumière du Jeff Beck Group... dont Jimi a repiqué le riff de leur "Rice Pudding" pour conclure son morceau !
Les variations de tempo de la partie consacrée au solo jouent habilement sur les climats : Jimi extrapole musicalement son texte très intelligemment.
C'est "
Belly Button Window" qui clôt "The Cry Of Love". Jimi enregistra seul à l'Electric Lady Studio le 22 août 1970 son dernier titre, un blues intimiste dont les thèmes, inspirés de la grossesse de l'amie de Mitch Mitchell et sans doute sa propre enfance, sont pour le moins originaux : la vie intra-utérine et l'avortement. Une version en trio existe dans le circuit des collectionneurs, mais elle est nettement moins réussie que cette prise, où Jimi a tout de même pris le temps d'ajouter une guitare avec de la wah wah, puis de la mixer deux jours plus tard. Simple ébauche ou non, il n'en demeure pas moins que c'est un titre très émouvant, idéalement placé en fin d'album, montrant une tout autre face du blues que "My Friend".
"The Cry Of Love" appartient désormais à l'histoire. Remplacé par "First Ray Of The New Rising Sun", qui reprend l'intégralité de ses titres dans le désordre, son successeur est malheureusement loin d'être aussi cohérent.
"
Setting the record straight" qu'ils disaient...