Londres (Royal Albert Hall) : 24 février 1969Titres :
1. Lover Man
2. Stone Free
3. Get My Heart Back Together Again
4. I Don't Live Today
5. Red House
6. Foxy Lady
7. Sunshine Of Your Love
8. Bleeding Heart
9. Fire
10. Little Wing
11. Voodoo Child (Slight Return)
12. Room Full Of Mirrors
13. Purple Haze
14. Wild Thing
15. Star Spangled Banner
Source : l'intégralité du concert a été enregistrée (et filmée) professionnellement, avec une excellente qualité audio. Cette qualité n'est malheureusement pas présente sur tous les albums (et ils sont nombreux !) consacrés au concert du Royal Albert Hall du 24 février 1969.
Après une performance mitigée la semaine précédente au même endroit, le groupe, dont c'est le dernier concert européen, va livrer le meilleur concert enregistré professionnellement de sa carrière. Peu de problèmes techniques, des musiciens au sommet de leur créativité et un Jimi remarquable au chant d'un bout à l'autre du concert : tous les ingrédients étaient réunis ce fameux 24 février 1969.
Le Jimi Hendrix Experience ouvre le bal avec "
Lover Man", présenté comme une jam par Jimi... alors que c'est en fait un blues rock énergique.
Dès l'introduction, on est saisi par le tranchant de la guitare rythmique de Jimi, qui commence sa partie vocale par un "
Rock Me Baby" nous rappelant l'origine de "Lover Man", dont les arrangements de ce début 1969 en font le petit frère du "Crossroads" de Cream.
Certains éléments du solo central (dont la seconde partie est plus saturée) ne sont d'ailleurs pas sans rappeler l'exceptionnel solo enregistré par Eric Clapton sur la version de "Wheels Of Fire".
"
Stone Free" a connu les honneurs d'une publication officielle en grande pompe sur "The Jimi Hendrix Concerts", mais dans une version légèrement éditée (Douglas a supprimé une partie du solo de batterie).
C'est une version d'anthologie, peut-être la meilleure publiée à ce jour.
L'Experience nous réserve ici un véritable tour de force : après un exposé du thème particulièrement vitaminé, les musiciens se lancent dans une longue improvisation où l'inspiration ne redescend pourtant jamais. Les couleurs et les climats se succèdent dans un flux d'idées impressionnant, jusqu'à la courte reprise du thème servant de conclusion à ce grand moment.
Jimi présente ensuite "
Get My Heart Back Together Again", dont l'interprétation est celle d'un groupe au sommet de son art. Le solo central, qui dure plus de 3 minutes 30, est un modèle du genre en terme de construction. Jimi ne se contente pas d'aligner les plans les uns à la suite des autres, mais nous raconte une histoire qu'il fait évoluer selon son humeur.
"
I Don't Live Today" est la seconde composition datant des débuts de l'Experience. Le solo central n'est pas moins remarquable que ce que le groupe propose depuis le début du concert. Le jeu de Noel Redding est ici particulièrement efficace, servant de pilier aux extrapolations de Mitch et Jimi, dont la liberté est incroyable.
Le solo final est du même niveau : au delà du blues, au delà du jazz, l'Experience improvise dans un registre
vraiment nouveau, qui lui est propre.
Se moquant des soucis juridiques liés à la performance du Royal Albert Hall, Douglas avait publié la fabuleuse version de "
Red House" jouée ce soir-là en 1989 sur "Variations On A Theme: Red House". Le schéma de l'improvisation sera la colonne vertébrale de nombre d'interprétation le long de cette année 1969.
Le chant de Jimi est superbe, agrémenté d'accords jazzy et de réponses guitaristiques inspirées.
Le solo central part sur des bases très blues, y compris lorsque le tempo s'emballe.
Le passage jazzy est suivi d'un cycle a capella très libre, assez jazz dans l'esprit.
Mais au lieu de reprendre le chant, Jimi repart sur deux cycles très intenses, le second s'éloignant du blues alors que Mitch multiplie le tempo.
Superbe version là encore...
La version de "
Foxy Lady" brille par sa lourdeur rythmique ainsi que par son long solo central.
Hendrix n'a jamais caché son admiration pour Cream : c'est régulièrement que "
Sunshine Of Your Love" était inscrit au répertoire de l'Experience. Après le solo de Jimi, Noel se lance dans un solo où Jimi se fait percussionniste. Si Noel n'a pas le talent d'improvisateur de Jack Bruce (et loin s'en faut !), Clapton n'aura jamais celui de Jimi à la rythmique : la façon dont il fait monter la tension avant la citation du riff de l'"Outside Woman Blues" est remarquable. La parenté musicale entre les deux groupes est évidente, et ne se limite pas à ce seul morceau. Il y aura d'autres trios guitare/basse/batterie dans la musique rock, mais seuls Cream et l'Experience partageront un tel degré de liberté dans l'improvisation.
Autre blues lent (présenté par Noel comme un "
blues en Do#"), "
Bleeding Heart" est une reprise d'Elmore James très personnelle. Contrairement à "Red House", Jimi ne s'éloigne pas de ses racines, montrant quel magnifique bluesman il pouvait être. La façon dont il ponctue le texte est éblouissante : tantôt susurrée, tantôt larmoyante, tantôt violente, sa guitare exprime tous les sentiments possibles.
Le solo est une perle. Une perle rare même : en son clair, Jimi joue avec les silences, tout en finesse et en retenu, sans jamais s'emballer.
Outre les qualités de Jimi en tant que chanteur (ici évidentes), la virtuosité du guitariste est l'autre point fort de "Bleeding Heart" : sans effet ni saturation, le touché du guitariste est véritablement mis à nu.
Avec "
Fire", le groupe nous livre une superbe interprétation de l'un de ses classiques. Etrangement, Jimi zappe les deux premiers refrains (Noel ne chante pas non plus).
Les deux soli de Jimi sont saignants, incisifs, véritablement mis en orbite par le jeu explosif de Mitch.
Suit "
Little Wing"... dont c'est là aussi la version définitive. Le génie Hendrixien est ici à son apogée : chant superbe, guitare rythmique lyrique à souhait, et un solo laissant sur place tous ceux qui s'y colleront par la suite.
On continue avec ce que le rock a donné de mieux : à savoir la version définitive de "
Voodoo Chile (Slight Return)". Tout est parfaitement en place, les échanges entre Mitch et Jimi relèvent par moment de la télépathie.
En comparaison, les versions d'un Stevie Ray Vaughan, aussi réussies soient-elles formellement, ne sont que de bien pâles copies.
La qualité de ces deux derniers titres explique leur présence sur
"Hendrix In The West" et désormais sur
"The Jimi Hendrix Experience Box Set".
"
Je tiens à vous remercier et vous souhaiter bonne nuit, merci."
Le concert n'est pourtant pas encore terminé : petit à petit se met en place la rythmique de "
Room Full Of Mirrors" (avec Rocky Dzidzournou aux congas), dont c'est la première version Live. Jimi demande alors si "
quelqu'un veut jouer de la guitare parce que là, je suis mort !"
Jimi doute inutilement de ses capacités : il livre ici la meilleure version de cette composition (avec trois invités), dont il perdra l'équilibre avec le Band Of Gypsys en accélérant considérablement le tempo.
Le tempo plus relâché de cette version donne aux couplets une respiration qu'on ne retrouvera plus par la suite.
Jimi est rejoint par Dave Mason au moment où il prend son solo. Le mixage des versions complètes du concert est d'ailleurs améliorable : la guitare de mason est un peu trop en avant.
Car le solo central de Jimi est fantastique : il joue avec une autorité à ce jour inégalée par un autre guitariste. Seuls les soli les plus intenses d'un John Coltrane ou d'un Pharoah Sanders tiennent la comparaison. L'expression de "feu sacré" dont parle si souvent Carlos Santana prend ici tout son sens.
Jimi repasse à la rythmique lorsque Chris Wood entre en scène pour un solo de flûte. Alors que Dave Mason joue une petite figure en arpège, Jimi fait monter l'intensité avant de prendre un dernier court solo qu'il conclut par les premières notes de l'hymne américain.
"
Merci beaucoup."
L'Experience revient sur scène pour un rappel où le groupe joue trois titres supplémentaires, ne rajoutant rien à la légende et à la qualité exceptionnelle des 12 titres composant le corps du concert.
Le son est plus brouillon sur "
Purple Haze". Le solo est correct mais Jimi est largement désaccordé lors du dernier couplet.
"Wild Thing", dont c'est l'ultime version de l'Experience, est largement plombée par ces problèmes de justesse, même si Jimi réussit l'exploit de nous faire (presque) oublier à quel point il est désaccordé lors de son solo.
Le concert se finit sur un "
Star Spangled Banner" apocalyptique, où Jimi ne joue en fait que les premières notes du thème avant de régler définitivement le compte de sa Stratocaster. Musicalement, le résultat oscille entre Sun Ra et le "L.A. Blues" des Stooges.
Au final ? Le sommet de la musique rock.